Il y a un désaccord entre le rôle auquel j'aspire et celui qu'on me laisse jouer
Il paraît que Susan Stryker a dit que quand on est une femme trans, on finit toujours par vendre son identité, que ce soit en marchandant son cul à des clients, ou en marchandant son identité à un panel de diversité. Parfois, on fait même les deux.
Je n’ai jamais eu pour plan de carrière d’être une “influenceuse”, une “intellectuelle publique”, ou de gagner ma vie autrement qu’en touchant un salaire pour le travail que je réalise au quotidien. Je ne veux pas marchander ma parole publique. Mon parcours biographique aide à fonctionner de la sorte : après mon coming-out, les invitations médiatiques ont doucement diminué pour mon livre, et les documentaristes ont de moins en moins mon numéro de téléphone. Je n’ai pas aidé ma propre “célébrité” potentielle en me montrant désagréable lors de débats et en refusant par caprices certaines obligations de ce milieu. Le fait d’avoir été victime d’un harcèlement ayant mené à des menaces de mort à mon domicile les années précédentes ne m’avait pas particulièrement motivée à essayer d’être une personne publique.
Et puis je n’aime pas un truc, et depuis des années, je n’arrive pas à le nommer. J’ai parlé en privé de “fandomisation de la politique”, mais ça ne me satisfaisait pas. Le terme “d’esthétisation” non plus, pas plus que l’idée de la politique comme “mode de vie”. Quelqu’un d’autre l’a fait pour moi il y a quelques jours, et je me retrouve à écrire ce texte à cause d’elle. Cette personne, c’est Haïssam Razouk, une documentariste plus connue en ligne sous le pseudonyme “ache” :
Il y a quelques jours, j’ai été invitée à une conférence pour parler de transidentité. Je ne suis pas une experte de la transidentité. J’y ai été car la conférence me donnait la possibilité de parler d’idéologies réactionnaires et de transphobie, deux sujets sur lesquels je ne suis certes pas chercheuse de métier, mais j’ai eu la chance de pouvoir réfléchir un peu. Qu’à cela ne tienne. La conférence était très intéressante : je parlais avec Emmanuel Beaubatie, un sociologue que je respecte et dont le travail m’a beaucoup inspirée. J’ai eu l’occasion de répondre à quelques questions d’une façon qui, je l’estime, méritent d’autres réponses que celles habituellement données. Par exemple, j’ai pu rappeler qu’au-delà de la question de la distribution des médailles, les interdictions de concourir faites aux personnes et notamment aux enfants trans étaient une privation de participation à la vie sociale normale. Il me semble que c’est un sujet plus important que de savoir si oui ou non 24 mois de traitement hormonal annulent un soi-disant “avantage biologique” chez les femmes trans.
J’ai également eu l’occasion d’échanger en privé avec plusieurs personnes, de sujets dont je ne parlerai pas ici parce que je respecte leur intimité. Comme souvent dans ce genre d’événements, je ne suis retrouvée récipiendaire d’histoires privées et collectives auxquelles j’étais implicitement appelée à apporter une reconnaissance ou une solution. On a également loué ma capacité à “apporter de l’émotion et de la sincérité” dans mon “témoignage”, moi qui suis systématiquement en représentation dans ce genre d’événements, et qui refuse de parler de ma vie et de mon parcours privé. Ca m’a fait penser à mes critiques.
Plus tôt cet automne j’ai participe à un spectacle de gauche, un “procès médiatique” de Vincent Bolloré. J’étais venue parler de mon sujet, les paniques morales et la manipulation de l’information. J’avais pris quelques exemples que j’estimais parlants, et précisé que mon identité n’entre pas de mon point de vue en jeu dans ce que j’ai à dire. Une journaliste de droite, qui était également sous un autre nom candidate à une élection pour le parti d’Eric Zemmour, relate ainsi ma performance :
Le deuxième témoin vient poser la question du wokisme et des LGBT. Margot Mahoudeau est présentée comme sociologue et « autrice » du livre La panique woke – un livre pourtant signé par Alex Mahoudeau, indique Internet. Selon iel la notion de wokisme consisterait en une nouvelle forme de l’offensive réactionnaire. À savoir qu’il existe également des « centristes réactionnaires ».
Ce sont « les centristes qui relaient des idées d’extrême droite », poursuit Margot Mahoudeau. La sociologue explique que CNews a pour habitude de tordre les faits, soit par « incompétence crasse ou médiocrité profonde ». Elle ajoute avoir été choquée lorsque CNews a présenté le transgenre américain Dylan Mulvaney (né homme) « comme non binaire, alors que c’est une femme transgenre, ce qui n’a vraiment rien à voir ! »
Je n’attends bien sûr pas de bonne foi de la part des militants du parti de Zemmour. Je ne suis pas naïve à ce point. Mais je me suis sentie vexée, déjà qu’un journal choisisse de contrevenir à ses propres règles pour utiliser le pronom “iel” que je n’ai jamais utilisé, et ensuite de repeindre ma performance en question d’émotions : je n’ai jamais été “choquée” par le fait que Mathieu Bock-Côté ne connaisse pas la différence entre une femme trans et une personne non-binaire, ça m’a fait rire mais surtout, ça a fourni un exemple emblématique à ce que je dis quand je dis que les discours sur les personnes trans et particulièrement les femmes trans sont en réalité des discours sur les fantasmes de ceux qui les portent, et ne concernent que rarement les femmes trans elles-mêmes.
Cette posture n’est pas prise par hasard : dans un certain milieu, peut-être que me présenter avant tout à travers mon “parcours” m’ouvrirait des portes, je n’en sais rien. Peut-être qu’être une “personne concernée” convaincrait davantage. Mais ma démarche vise à prendre un certain rationalisme qui se dit universaliste à son propre piège : je suis meilleure que les intellectuels réactionnaires sur le plan de la proximité au terrain, mais aussi et avant tout sur celui de la réflexion détachée. Ce n’est pas parce que je suis une femme trans et que ce sont, dans la majorité, des hommes cis, que j’ai raison. C’est parce que je bosse, et eux non.
Mais nulle part ce n’est ce que l’on attend de moi. Dans les événements amicaux, on me félicite de venir “témoigner sur mon parcours”, alors que je ne le fais pas et ai toujours volontairement tu l’historique de ma transition, désingularisé mes anecdotes personnelles, et rappelé avant tout que ma réflexion vient des vies, très nombreuses, d’autres personnes, dont j’ai la connaissance via les études ou les témoignages. Mon expérience après tout n’est représentative de rien, et étant une femme d’origine petit bourgeoise, blanche, ayant un parcours d’études jugé “prestigieux” et un métier stable, je ne suis pas la mieux placée pour parler d’un collectif social caractérisé par la surexposition à la précarité, aux discriminations, à la pauvreté, et ainsi de suite. Mais en plus de cela mon habitus est celui de ma classe et je refuse de ne pas me battre sur ce terrain-là, celui qu’on m’a martelé à Sciences Po et à l’université, pour lequel l’identité doit disparaître derrière l’argumentation “pure”. Même si ce sont des conneries.
Ce malaise ne date pas de ma transition. Il y a bien des années, j’ai écrit un texte contre les “tests de valeurs politiques”, qui avaient commencé à fleurir dans une partie du Twitter de gauche : à travers un certain nombre de questions, chaque personne se voyait attribués des slogans, des valeurs, même un drapeau et un nom d’idéologie personnalisée à afficher sur ses profils : “Nationalisme libertarien social-démocrate”, “Communisme équitable néoconservateur”, “Monarchisme anarcho-syndicaliste de la 4e vague”, que sais-je encore. Mes reproches à ces dispositifs étaient doubles : d’abord ils ne représentent pas la façon dont les gens s’investissent véritablement en politique ; ensuite, ils “fandomisent” celle-ci.
Je viens du fandom, au moins pour partie. J’en connais en tout cas les travers : j’ai pris partie depuis longtemps pour la personne qui ne sait pas quoi répondre quand on lui demande de justifier son port d’un tshirt Nirvana par ses cinq albums préférés de la bande au petit blond triste. J’ai passé mon adolescence à imaginer des suites ou d’autres aventures dans les univers du Seigneur des Anneaux, de Zelda, de Warcraft, et même de Harry Potter, avant de développer un dégoût de l’avalanche de merch et d’oeuvres dérivées dans les années 2010, même si je continue à “consommer” ces oeuvres. Sur mon bureau, il y a une petite Karlach en légos, un dessin de Hornet, la protagoniste de Silksong, et mon fond d’écran représente les trois gamines de Keep Your Hands Off Eizouken.
Le fandom aplatit les oeuvres et en fait des produits par lesquels les gens démontrent d’une identité. Il a longtemps fonctionné de la sorte. Les “vrais” fans de Zelda ont “forcément” joué à Majora’s Mask. Les “vrais” fans de Star Wars connaissent “forcément” les aventures de Quinlan Vos dans la galaxie. Les “vrais” fans de marxisme ont “forcément” une ou deux blagues à partager sur les posadistes, ou un avis sur le Kronstadt, ou lu Cloucard, ou aiment le pâté. J’en sais rien.
Mais c’est ça le problème : la politique ne devrait évidemment pas fonctionner comme Star Wars. Ironiquement, dans son travail que je trouve globalement merdique, c’est peut-être le seul truc intéressant que Clouscard avait à dire. En tout cas c’est un des trucs intéressants que Razouk dit dans son documentaire : il y a une forme de masculinité “geek de gauche” qui se construit en multipliant les références à Bolchegeek, à Hbomberguy, ou à Zohran Mamdani, comme elle ferait par ailleurs des références à Ben Kenobi et aux deux robots qui s’engueulent sur Tatooine. Une féminité de gauche aussi, qui se retrouve autour de ses propres références. Et parfois (je l’espère, le moins possible) je me retrouve dans ces références.
Je pense que je suis un spectacle. Ca me déprime. Je ne veux pas être un référentiel identitaire. Je ne veux pas jouer le rôle attendu de la meuf trans qui vient “témoigner”, ou de l’influenceuse, ou de l’idéologue. Je n’ai jamais voulu en faire mon métier parce que j’espère pouvoir rester hors de ces logiques autant que possible. J’ai pu supprimer un gros compte Twitter parce que ça n’avait aucune importance sur ma capacité de survie au quotidien. Je peux écrire ces newsletter et les mettre à disposition gratuitement parce que mon salaire vient d’ailleurs. Je peux arrêter tout, ou tout changer, pour les mêmes raisons. Non pas que je ne sois pas soumise à des logiques oppressives par ailleurs, je choisis juste mon joug.
Je ne pense pas que les gens qui font autrement soient plus “artificiels” que moi : ils choisissent de jouer un autre rôle. Mon malheur, je crois, en tout cas mon malaise, vient du fait que quand je me présente, je suis en tension entre le rôle auquel j’aspire et le rôle qu’on m’accorde. Je veux apparaître comme l’experte et parler de l’extrême-droite, et on me demande d’apparaître comme témoin et de parler de la gauche. Je n’aime pas ça. Mais aussi, je ne pense pas que ce soit grave en dernière instance, car je ne crois pas aux intellectuels, et je n’y croyais pas avant d’en être une. Je crois au travail collectif, et comme Razouk le dit encore une fois très bien dans son documentaire, ce travail collectif est non seulement différent de la confrontation à des contenus de “politisation” en ligne, mais parfois, cette dernière est directement contraire au dit travail.
Je n’ai rien de plus à dire.