Liberté d'expression : on vous avait prévenus ?

Face à la montée d'une censure réactionnaire de plus en plus explicite, nos intellectuels sont entièrement désarmés

Panique à Bord
5 min ⋅ 30/09/2025

Y a-t-il un “wokisme de droite” ? Cette question semble obséder de plus en plus la presse conservatrice, qui ne semble par ailleurs pas savoir si un tel phénomène serait positif ou négatif.

Dans le journal Le Point, on expliquait par exemple que l’attitude de Donald Trump au pouvoir face au président Zelensky relèverait d’un “wokisme de droite” car il “déguise la force en logique”. Pourtant, c’est bien d’une telle force que la presse conservatrice fait régulièrement l’éloge en matière de géopolitique. Dans une large mesure, Donald Trump a d’ailleurs réalisé le rêve des intellectuels anti-wokes en mettant en place un vaste programme de mise à pied de son pays, en coupant dans les programmes fédéraux, en muselant la liberté académique, en faisant sienne la formule de Javier Milei, que Le Point qualifie de “phare de l’Occident” : “Afuera !” (dehors). Le Figaro Magazine, quant à lui, célèbre cette semaine la “libération du wokisme” que serait la pratique trumpienne du pouvoir. Quelle que soit l’opinion que l’on ait sur la mise en place d’un vaste régime de censure par le président américain, l’attitude de la droite reste fondamentalement celle qu’elle attribue à autrui : d’une part, nier la réalité, d’autre part, la relativiser, et enfin, expliquer que ce qui se passe est une très bonne chose.

Pendant des années le discours, directement issu des milieux extrémistes américains, était relativement rodé : la plus grande menace pour la liberté d’expression se trouvait dans la censure implicite portée par la supposée domination culturelle de la gauche. Les intellectuels conservateurs avaient érigé en “nouvel orwellisme” la “nouvelle censure”, consistant à ce que la droite ne puisse pas constamment dire tout ce qu’elle veut sans contradiction aucune. C’est ainsi qu’il a fallu parler de la parution de tout un ensemble d’ouvrages pseudo-scientifiques : non seulement le fait d’être discrédité par le consensus scientifique, comme c’est arrivé à un intellectuel racialiste comme Charles Murray, n’était pas un gage de médiocrité, comme dans le cas par exemple d’un Robert Faurisson, mais avec le temps c’était même devenu un argument majeur en faveur de certaines théories. Pendant plusieurs années, il a fallu se fader essai après essai prétendant avoir révélé de grandes vérités dissimulées par l’académie, mais en réalité très fragiles sur le plan conceptuel. La réponse très bien résumée par Didier Fassin, consistant à dire qu’il ne suffit pas d’être politiquement incorrect pour être scientifiquement fondé, n’a jamais été écoutée par une petite église se regardant le nombril en rond.

Plus encore, sûrs du bien fondé de leur sentiment de victimisation, les intellectuels anti-wokes ont pris progressivement plus de libertés avec le réel : qu’un enseignement soit refusé à Sciences Po en vertu de la pauvreté de son contenu scientifique et de l’incompétence de celui qui le proposait, et une campagne de presse sur le fait que “Sciences Po censure Darwin” était lancée ; qu’un professeur américain invente de toutes pièces une “interdictions aux blancs à se rendre sur le campus” pour lancer sa carrière médiatique complotiste, et la presse réactionnaire faisait ses choux gras sur le “nouveau racisme universitaire” ; que les rodomontades fascisantes d’un professeur canadien soient critiquées par des étudiants LGBT, et toute la presse de droite allait doctement faire des ronds de jambe et donner des tribunes à un climatosceptique revendiqué. Pendant la décennie 2010 et la première moitié de la décennie 2020, la presse et les intellectuels conservateurs, et un nombre grandissant de centristes, se sont ainsi nourris d’une fiction dans laquelle ils étaient les courageux porteurs de la vérité rationnelle des faits, des hétérodoxes rejetés par l’intelligentsia. Ce faisant, ils ont ignoré leur propre histoire, celle de leurs alliés, et le fait qu’ils étaient en train de se faire volontairement ou non mener par le bout du nez.

L’arrivée au pouvoir de la droite aux Etats-Unis en 2025 aurait pu servir de réveil. Non pas que la droite ne joue pas carte sur table depuis des années : Bolsonaro, Milei, en son temps Abe, Putine, Orban, les politiciens conservateurs au Royaume-Uni, aux Etats-Unis, en France, et ailleurs, ont tous été clairs sur leurs intentions quant au débat public et à la science depuis des années. Le simple fait qu’autant de chroniqueurs aient vu dans Trump un symbole de la “liberté d’expression”, quand le bilan de son premier mandat en ce qui concernait cette liberté était si catastrophique, était déjà le signe d’une certaine ignorance volontaire. Sous le mandat de Joe Biden, les Républicains américains ont cimenté leur position de censeurs : d’après la fondation PEN, ils ont mené une croisade conduisant à l’interdiction de 26.000 ouvrages dans des bibliothèques entre 2021 et 2025, dont 10.000 sur la seule année 2023-2024. Ils ont doxxé des critiques, porté des lois interdisant aux minorités de se mobiliser ou de se réunir, défendu des harceleurs chroniques, promu des mensonges sur les sujets médicaux, sur la question des personnes trans, sur le climat. Ils ont engagé des purges idéologiques partout où ils le pouvaient, d’une ampleur qui dépassait toutes les promesses catastrophistes des anti-wokes, avant même que Trump ne soit élu.

Malgré les nombreux avertissements sur le contenu du Projet 2025, malgré les avertissements des analystes, malgré le simple passif du mouvement conservateur aux Etats-Unis et ailleurs, l’ivresse victimaire des centristes réactionnaires n’a pas été réduite : là où tout le monde a anticipé que le retour au pouvoir de Trump signifierait des pertes considérables sur le plan de la liberté d’expression, ils en étaient encore en janvier 2025 à se demander si la victoire du Parti Républicain signifiait un coup d’arrêt à la censure.

Il s’avère qu’il n’ a jamais eu de “nouvelle censure”. La censure, c’est la censure, et elle n’a jamais changé de camp. Parce qu’ils ne pouvaient pas supporter de vivre dans un monde où la liberté de dire des conneries est contrebalancée par la liberté de critiquer les conneries des autres, les centristes réactionnaires se sont mis au lit avec les plus gros censeurs de l’époque. On pourrait attendre une certaine modestie, mais ce serait encore trop demander : alors même que Trump engageait une guerre ouverte contre la liberté académique, un collectif bouffon d’intellectuels anti-woke publiait un ridicule livre sur “La guerre à la science”, dans laquelle ils résumaient le risque pesant sur la science non pas aux coupes franches, harcèlement, intimidation, et licenciements engagés par la droite, mais à des étudiants se plaignant un peu de leur insensibilité sociale. En France, nos commentateurs continuent, comme des Shadocks, à pomper la même vieille flotasse sur le wokisme, pendant que plus de 300.000 femmes noires ont perdu leur emploi suite aux purges trumpiennes, et que le pouvoir américain explique paisiblement qu’exercer sa liberté d’expression pour critiquer ses politiques est assimilable à un crime haineux, enlève des résidents légaux, et dénonce des médias trop indépendants.

Tout cela n’était pas seulement prévisible, mais prévu : des universitaires, journalistes, activistes ont depuis longtemps critiqué le caractère hypocrite des discours réactionnaires en matière de liberté d’expression, et la facilité avec laquelle les milieux centristes les avalent sans aucune forme d’esprit critique. Les personnes trans comme les climatologues ont depuis longtemps averti sur le fait que si la science peut être manipulée par intérêt dogmatique en concernant leurs domaines, alors elle peut l’être sur tous les autres. Mais ce sont des “wokes”, et ils n’ont pas à être écoutés.

Ce que font les conservateurs actuellement au pouvoir aux Etats-Unis est d’une ampleur avec peu de précédents dans une démocratie libérale. Il faudra à ce pays une phase de reconstruction considérable pour rebâtir la société que le trumpisme a démolie en l’espace de quelques années. Tout porte à croire que l’Europe, et notamment la France, vivront le même genre de régime d’ici peu. Pour le moment, la seule prise en compte de cette réalité par les centristes réactionnaires est de blâmer les victimes, en disant à la société que si elle avait été un peu moins “woke”, Big Brother n’aurait pas été obligé d’être aussi virulent. Il faut reconnaître un certain talent à ceux qui, s’étant trompés sur tout, ne s’empêchent pas pour autant de se tourner vers les autres l’air fier d’eux, en leur disant “On vous l’avait bien dit”.

Panique à Bord

Par Margot A Mahoudeau

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