Panique à Bord

Actualité, débunkage et analyses des paniques morales conservatrices et réactionnaires

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Par Alex M Mahoudeau
5 avr. · 5 mn à lire
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L'apocalypse qui n'est pas venue

Les conservateurs nous promettent la fin du monde, mais elle tarde à venir. Qu'est-ce qu'on fait en attendant ?

La civilisation est en danger. Non seulement depuis qu’ils ont pris le pouvoir dans plusieurs grandes villes de France, les écologistes ont entièrement dégenré tout ce qui pouvait l’être (pistes cyclables, cours d’école…) et interdit formellement les célébrations de Noël (remplacées désormais par un Parent 1 non-binaire qui distribue des jouets non-genrés à tous les enfants sans distinguer entre les bons et les mauvais), mais en plus pendant que cela arrivait, le Planning Familial, aidé par les groupes secrets mis en place via une convergence des luttes entre antiracistes et féministes sur les campus des facs de Lettres, se mettait à accumuler des hormones à relâcher dans la nature pour permettre la prolifération de perturbateurs endocriniens qui permettront, une fois que toutes les références à l’hétérosexualité auront été supprimées grâce à Netflix, de garantir que tous les enfants seront situés sur le drapeau LGBT, qui d’ailleurs ne tardera pas à exploser en un véritable tesseract multicolore car il aura intégré trop de sujets. Vous pourriez être au courant, mais malheureusement les chaînes d’information, menacées par l’écriture inclusive de Disney et Big Pharma, sont obligées de faire comme si tout cela n’était la faute que des hommes blancs occidentaux de plus de 50 ans, et de fustiger l’appropriation culturelle à laquelle se prêtent les utilisateurs de barbecues, qui sont de toute façon en voie d’extinction, du fait de leur masculinité toxique.

C’est en tout cas ce qu’il me semble avoir compris de plusieurs années de polémiques médiatiques consacrées à des sujets (relativement) sans importance et de la prolifération d’ouvrages, numéros spéciaux, articles, podcasts, et émissions consacrés, sous un nom ou un autre, aux « dangers de la gauche contemporaine ». Ce galimatias m’avait conduite, en 2022, à sortir un bouquin sur les paniques morales comme outil de mobilisation médiatique d’intellectuels réactionnaires puis, après avoir débattu et répondu à quelques interviews, à retourner m’occuper de mes moutons (et à me remettre de la dépression cataclysmique dans laquelle le début de cette année m’avait plongée).

Dans La Panique Woke, mon argument principal était qu’au-delà des effets de distorsion qui pouvaient avoir lieu autour d’affaires spécifiques incluant le soi-disant « wokisme », il fallait voir un récit permettant de construire un ennemi commun. En d’autres termes, il est plus simple de diaboliser les féministes, les antiracistes, les écologistes, le mouvement syndical… en les présentant comme de dangereux idéologues détachés des réalités qu’en défendant avec sincérité un programme anti-féministe, pro-racistes, etc. Ce mécanisme ne relève en rien d’un « complot » : On peut adhérer en toute sincérité à l’idée que le mouvement féministe contemporain serait « irresponsable », sans entretenir un désir secret d’en revenir à l’époque à laquelle l’avortement n’était pas un droit garanti. Cependant, on peut également constater que dans un pays qui s’est récemment débarrassé, par l’intermédiaire de sa Cour Suprême, de la garantie constitutionnelle minimale du droit à l’avortement, les États-Unis, on trouve parmi l’arsenal politique des anti-féministes une entreprise au long cours de discrédit des féministes et notamment de « l’absurdité » de leurs « théories » sur les relations entre les sexes.

En ce sens, qualifier les débats sur le « wokisme » de « panique morale » visait moins à disqualifier les personnes qui les menaient que de prendre du recul pour voir leurs actions (qui incluent le fait de parler dans les médias, d’écrire des livres, d’intervenir dans des conférences, de conseiller des politiques...) comme relevant non pas de la réaction spontanée de personnes ayant leur oreille posée contre le petit coeur du peuple pour entendre battre son pouls, mais comme une forme parmi d’autres de mobilisation politique. Une panique morale n’est pas une cabale, ce n’est pas un réseau, ce n’est pas un mouvement littéraire : c’est un moment médiatique, auquel contribuent des individus qui peuvent ne rien avoir à faire les uns avec les autres, sans que l’on préjuge de leurs intentions ni de leurs sentiments (ce sont les médias en général qui sont pris de panique, pas telle ou telle personne). Ce terme ne semblait pas absurde (et ne le semble toujours pas) dans un cadre où de nombreux individus semblant partager une sensibilité politique négative (ils ne sont pas d’accord sur ce qu’ils aiment, mais ils sont d’accord sur ce qu’ils n’aiment pas) se sont mis à parler au même moment d’événements qui relevaient objectivement de l’épiphénomène (comme le développement de pratiques consistant à employer dans certains contextes des « néopronoms » ne relevant pas des pronoms genrés traditionnels, ou le fait pour une entreprise de produire du jambon végétarien), en les mêlant à de réels phénomènes sociaux (comme la généralisation de séminaires antiracistes en entreprise peu contrôlés et aux objectifs flous, dont les pratiques ne sont d’ailleurs pas du tout homogènes et peuvent être questionnées, ou les vagues de fermetures de départements de lettres et de sciences humaines de certaines universités, généralement au prétexte de coupes budgétaires) et à une analyse d’une « ambiance culturelle » qui, pour ces anti-wokes, serait homogène.

Il était important de se détacher de la vision très sélective de « la culture » que mettent en avant les anti-wokes, qui s’obsèdent par exemple pour la portion congrue de la production culturelle qui met en avant des personnages LGBT tout en ignorant la majorité de celle qui ne le fait pas, ou qui se plaint d’une « diabolisation » de la sexualité hétérosexuelle tout en ignorant le fait que l’homosexualité continue généralement à être dépeinte comme moins moralement acceptable, ce qui se ressent dans les chiffres d’agressions homophobes. Lorsque l’on regarde la politique telle qu’elle se fait, le tableau est différent : si l’on parle des États-Unis, il est clair que les attaques les plus virulentes et systématiques contre la liberté d’expression ont été portées – et c’est une tradition historique – par les Républicains. Dans le domaine privé, la gestion d’une plateforme comme Twitter par Elon Musk est infiniment plus contraignante pour la liberté d’expression que n’a pu l’être celle des équipes l’ayant précédé. Sauf bien sûr pour le petit cercle idéologique dans lequel le propriétaire de Twitter se situe lui-même. Les mêmes conservateurs qui ont parlé de leurs craintes de voir la gauche brûler des livres ont aussi appris à compter parmi leurs représentants des défenseurs du brûlage de livres. Il n’y a en fait pas de domaine sur lequel les « anti-wokes » aient prétendu s’inquiéter, que des politiques ou des mouvements se revendiquant aussi de la lutte contre le « wokisme » n’aient pas fait dans une relative passivité de leur part.

Mais si le « wokisme » visait uniquement à diaboliser la gauche et légitimer implicitement les politiques de droite, il ne servirait pas à grand-chose : la panique morale a aussi servi de formidable instrument de recrutement pour une partie très intéressante des personnes ayant accès aux médias pour y donner leur opinion (puisque bien malin celui qui saura évaluer les effets idéologiques de ce genre de polémiques dans les représentations politiques des gens « ordinaires ») : les gens qui se prennent pour des centristes modérés. C’est à mon avis l’effet principal de la panique morale sur le « wokisme », comme d’autres avant elle : elle a appris à des gens qui en 2017 et en 2022 ont voté contre l’extrême-droite à rire, parler, et penser comme elle, et pour ce faire elle s’est appuyé sur leur manque de recul historique.

La rhétorique réactionnaire semble obsédée par l’idée qu’il n’y a de choix qu’entre elle et la fin de toute chose, une sorte de réponse distordue de l’alternative entre « socialisme et barbarie » proposée naguère par Rosa Luxembourg : le phénomène que j’appelais en 2022 le « yaourt de l’apocalypse » reste une figure fréquente des discours « anti-wokes », dans lesquels tout ce qui dévierait d’un idéal jamais décrit risquerait de mettre en danger la civilisation tout entière. Dix ans après le passage de la loi permettant le mariage de couples de même sexe, le monde peine à s’effondrer sous le poids d’une homosexualité débridée. On peut gager que les promesses apocalyptique des réactionnaires contemporains connaîtront (à condition qu’ils perdent!) le même sort. Quelles autres malédictions vaines nous promettront-ils alors ?

En mai 2022, j’aurais gagé que le terme de « wokisme » aurait une existence plus brève que celle qu’il a eue jusqu’à présent, et j’aurais perdu mon pari. Il y avait plusieurs raisons à cela : d’abord il est fréquent que de tels mots, insérés dans la machine idéologique réactionnaire, aillent et viennent. Ensuite une pluralité d’autres termes ont surgi qui ont eu la prétention de prendre sa place : non des moindres, l’acronyme « DEI » (Diversité, Équité, Inclusion), qui désigne certains programmes en entreprise, par exemple. Les classiques comme « politiquement correct », « bien-pensance », « décolonialisme », et autres « intersectionnalité » ne sont par ailleurs pas en reste. Toujours est-il qu’il y a plus à en dire. Très bien, disons-le.

Cette newsletter, dont l’intégralité du contenu sera pour le moment accessible entièrement gratuitement, visera à proposer ce genre d’analyses et de débunks, et à se tourner vers des approches parfois obliques de ces sujets : ce n’est pas parce que les réactionnaires ont tort dans la façon dont ils parlent d’un sujet qu’il n’y a rien d’intéressant à en dire. Dans l’immédiat, trois formats seront principalement proposés :

  • Des articles portant sur un aspect de la panique morale, un événement, ou une théorie, et cherchera à en donner le contexte et les enjeux, voire idéalement à le resituer sur le temps long

  • Des interviews avec des personnes apportant une expertise ou une expérience intéressante sur un sujet donné

  • Des comptes-rendus de lectures autour d’ouvrages de non-fiction (principalement) ou de fiction touchant à un sujet ayant à voir avec la panique morale en cours

Dès les prochains jours, les premiers articles devraient commencer à sortir (je comptais les avoir préparés pour la sortie de la newsletter mais il faut que je fignole encore deux ou trois trucs). Vous pouvez vous tenir au courant de tout ça ici, mais aussi sur Instagram !

J’ai l’intention d’essayer de mettre à jour cette newsletter une fois par mois au début. Si je le peux, j’en ferai davantage, mais ayant une spécialité dans le fait de commencer des projets très fort pour les abandonner ensuite, je pense important de ne pas en promettre trop au début. Même si le contenu est gratuit, vous pouvez si vous le voulez effectuer des donations, je n’ai pour le moment pas réfléchi à ce système et je suis preneuse de suggestions.

La charte graphique de Panique à Bord a été entièrement produite par Atelier Joualle.