Panique à Bord

Actualité, débunkage et analyses des paniques morales conservatrices et réactionnaires

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Par Margot A Mahoudeau
8 juil. · 6 mn à lire
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Repousser la vague, attendre la marée

La mise en échec d'une majorité FN encore probable la semaine dernière est un signe rassurant pour la démocrate et pour les droits en France. A condition que cette victoire soit réelle.

Je n’ai pas écrit pendant ces législatives. Personne n’attendait d’ailleurs que je le fasse : tant mieux. J’étais prise entre ma propre sidération de voir les événements se précipiter, apparemment inarrêtables, et le sentiment que l’arrivée au pouvoir du FN, à laquelle j’ai l’impression que nous nous préparons depuis 2002, était là, avec tout son cortège d’horreurs. Et puis, à 19h17, une première estimation m’était envoyée par une connaissance, depuis une source journalistique, rapidement confirmée par une autre puis une troisième : échec de l’extrême-droite face au pouvoir et, surtout, arrivée en tête au second tour du Nouveau Front Populaire. J’ai refusé d’y croire jusqu’à 20h, alors même que les journalistes manifestement briefés commençaient à discuter de l’hypothèse d’un gouvernement de majorité relative conduit par le NFP. 20h est venue et passée, et j’ai arrêté de retenir mon souffle.

Je suis une femme trans homosexuelle, avec des ami.es racisé.es, certain.es immigré.es, certain.es ayant deux nationalités, certain.es musulman.es, tou.tes plus ou moins précaires, handicapé.es, féministes, ciblé.es d’une ou plusieurs façons, explicitement, par la droite en général et la droite radicale en particulier. Pour citer la chanson : c’est la canaille, et j’en suis, plus mal gré que bon gré d’ailleurs. La frange de la population pour laquelle les paniques morales réactionnaires n’arrêtent pas quand elles cessent de faire la Une de l’émission prime sur CNEWS.

Hier soir, ces personnes, et de fait la majorité de la population française, ont bénéficié d’un sursit. Combien de temps celui-ci durera-t-il ?

Des “diversions” qui coûtent cher

Les paniques morales ne sont pas qu’un mode d’occupation du temps médiatique. Elles ne servent pas que à vendre du “temps de cerveau disponible”. Si c’était le cas, elles seraient toujours dignes d’intérêt (la télé-réalité, par exemple, l’est) mais elles seraient un objet moins éminemment politique. Dans un ouvrage de 2011 adéquatement titré Unmaking the Public University, le professeur de littérature Christopher Newfield défend l’idée que les guerres culturelles, entre autres, font partie d’un projet de société d’ensemble de la part du mouvement conservateur : détruire les institutions qui rendent possible l’existence d’une société de classe moyenne et de la mobilité sociale. En décrédibilisant aux yeux du public les institutions universitaires, le mouvement conservateur rend possible la diabolisation de ce qu’elles représentent, c’est à dire idéologiquement la critique de la société capitaliste, et institutionnellement l’existence d’espace par lesquels certains membres des classes subordonnées peuvent prétendre vivre une vie relativement plus confortable que ce à quoi elles pourraient prétendre sans. Ce n’est pas par hasard que, comme en France, le détricotage de ces institutions s’accompagne de l’émergence d’un autre modèle d’universités privées de faible qualité, notamment ciblées vers les classes populaires racisées qui, comme l’analyse Tressie McMillam Cotton dans son livre Lower Ed, ne font plus leur beurre sur l’argent public dédié à l’éducation supérieure, mais sur un marché bien plus profitable : la dette étudiante.

Actuellement, aux Etats-Unis, la découverte par le grand public du Projet 2025, un texte établissant les priorités d’une nouvelle administration Trump, tournée vers la destruction de l’Etat fédéral, la partisanisation de ce qu’il en resterait, et une attaque brutale contre les droits de tou.tes, révèle l’ampleur de ce que se prend à fantasmer une droite réactionnaire complètement décomplexée : attaquer les droits reproductifs, les personnes LGBT, les minorités, évidemment, mais aussi procéder à un énième plan de libéralisation de l’économie donnant des cadeaux fiscaux considérables aux riches, déréguler tout ce qui peut l’être, christianiser la constitution, et procéder au renvoi de milliers de fonctionnaires afin de pouvoir les remplacer par des partisans de Trump. Or, c’est tout autant à travers leur capacité à légiférer qu’à travers la politisation de l’institution judiciaire que la droite aux Etats-Unis maintient sa poigne sur le pays, même si elle est, de fait, minoritaire dans les urnes.

Toute cette politique se construit entre autres sur la mobilisation des paniques morales, sur la promesse d’un ordre social “réhabilité”, et sur la course permanente à la victimisation du fameux “pauvre petit blanc”. Des menaces imaginaires de censure “wokiste” et d’endoctrinement des enfants à une prétendue “théorie du genre” ou “théorie critique de la race” servent de marchepied à une politique visant à réellement censurer, à réellement endoctriner, à réellement enfermer. Que ce soit aux Etats-Unis, en Hongrie, en Russie, plus récemment en Argentine ou ailleurs, les modèles de notre droite radicale et identitaire “bien de chez nous” s’appuient tous sur une politique d’ordre moral, accompagné de capitalisme dérégulé.

Quand la droite se prend pour le camp du “Bien”

Comment dès lors la droite parvient-elle encore à se faire passer pour la victime de ce même ordre ? Il n’y a pas besoin de chercher une quelconque conspiration, même si les analyses portant sur des réseaux d’influence comme Atlas, même si les travaux à leur sujet sont intéressants, pour l’expliquer. Il y a d’abord une certaine grammaire de l’idéologie réactionnaire qui s’appuie sur cette victimisation et cette revendication d’une sorte de panache. Il y a aussi bien entendu les accointances de journalistes, qui peuvent venir tout simplement des conditions de recrutement notamment de ceux qui occupent les postes éditoriaux et sont socialement plus proches des malheurs d’un littérateur d’extrême-droite que de ceux d’une mère de famille racisée vivant en ville moyenne. Il y a tout autant un arrière-fond de malaise, propice précisément à l’émergence de paniques morales : quand la situation sociale est mauvaise, la diabolisation d’un groupe “déviant” est une stratégie facile, d’autant plus qu’elle s’appuie sur un ressentiment déjà socialement présent : LFI, “on dirait une assemblée de «freaks» dont le dompteur serait Jean-Luc Mélenchon. Gestes larges, verbe haut, l'homme tente de hisser à lui une pléiade de Gremlins en plein apprentissage révolutionnaire”, expliquait une chroniqueuse du Figaro dans un éditorial qui n’est pas sans rappeler les lignes de communication du GUD sur la beauté du “gentleman fasciste” révélées par la presse en 2012.

Mais plus encore, il existe ce sentiment à droite de représenter, quoi que disent les élections, une “majorité morale”. D’agir pour le bien, pour la civilisation, pour la culture supérieure, et d’être en somme meilleur que les autres en tant que personne (une critique que, paradoxalement, la droite fait beaucoup à la gauche). Dans les mois et - idéalement - les années de domination du système parlementaire par la gauche, c’est entre autres contre ce sentiment, et bien sûr avant tout contre les sources structurelles du malaise, c’est-à-dire les souffrances sociales et les inégalités, que la gauche devra se battre. Il va falloir faire montre d’une certaine morgue, même si cela déplaît. Non pas envers les électeurs de la droite dure, bien sûr, mais envers ses militants et surtout les plus visibles, ses militants dans les médias. Plus que jamais, nous avons besoin d’une droite complexée.

Pendant ce temps, il faut se préparer me semble-t-il à deux phénomènes médiatiques, outre la supposée division des gauches qui a été le mot d’ordre dès la première minute suivant le scrutin : d’une part une dramatisation du thème du déficit, qui revient en tête des préoccupations de la droite aussitôt qu’elle perd le pouvoir, et d’autre part un retour en force des polémiques notamment sur deux groupes, les personnes LGBT et surtout musulmanes. Ce sont bien ces deux groupes qui ont constitué les boucs émissaires de la droite depuis deux ans, et il n’y a aucune raison que ça s’arrête. Que faire face à cela, surtout dans un contexte médiatique aussi propice à leur diffusion (comprendre : un contexte de prise en main et d’idéologisation de tout une partie de la presse) ? D’abord, ne pas céder, ce qui est l’erreur systématique des centres-gauche aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. Comprendre que les “simples inquiétudes” de la droite sont hypocrites : là où elle a obtenu des succès, elle n’a fait qu’en demander davantage. Sur les enjeux de transidentité, par exemple, il est important d’écouter les activistes anti-trans et le fait qu’ils pensent qu’aucune transition n’est légitime, quelles que soient les conditions de leur réalisation. Et sur ce point l’explosion de violences de l’entre-deux-tours, les fameux “Vivement qu’on puisse casser du pédé” et les nombreuses agressions racistes qui ont émaillé la campagne, sonnent le rappel de ce que l’extrême-droite amène avec elle une fois au pouvoir. Ensuite, utiliser nous-mêmes la dramatisation et l’outil de l’indignation, là où c’est légitime de le faire : les violences sociales sont indignes, et il n’y a rien de mal à le rappeler. Dans un cas comme dans l’autre, il sera du devoir de la gauche d’être exemplaire, ce qui inclut un véritable travail notamment autour de la question de l’antisémitisme, comme y appellent les groupes de gauche qui luttent contre ce fléau.

La bagarre, encore la bagarre, toujours la bagarre

Dans un cas comme dans l’autre, nous ne nous sommes acheté qu’un sursis, et il n’y a aucun doute que le camp réactionnaire fourbit ses armes. Engagé (de son point de vue) dans une lutte contre la civilisation, il faut désormais comprendre qu’il vivra chaque bataille comme un enjeu existentiel, et agir en conséquence. Personne hier n’a voté contre des phénomènes comme la diversité, l’immigration, les transitions de genre, ou le féminisme, pour la simple et bonne raison que ces phénomènes ne peuvent pas être supprimés par un vote, pas plus que ne peuvent l’être l’existence des orages ou de la transpiration pendant le sport. Mais des gens ont voté pour un parti qui leur promettait de supprimer ces phénomènes. Et s’il est impossible de voter la disparition des enfants trans, qui ont toujours existé et existeront quoiqu’il arrive, il est en revanche possible de voter concernant leur traitement, et donc pour certains d’entre eux, pour qu’ils meurent. C’est en cela que les paniques morales ne sont ni une “diversion” ni un “débat d’idées” : elles ont des effets réels, et les enjeux ne sont pas les mêmes pour tout le monde.

Il n’y a aucun laurier à gauche pour se reposer : la marée n’a pas été empêchée mais retardée. Il faut se préparer à se battre.

Pour aller plus loin

Je n’ai pas beaucoup de bouées de sauvetage à offrir aujourd’hui. Il me semble plus que jamais important de comprendre que la campagne anti-trans contemporaine est une redite de campagnes homophobes qui l’ont précédée, ce à quoi aide un papier récent de Mira Lazine dans Assigned Media. J’ai également regardé avec attention la newsletter de Valérie Rey-Robert, dont je respecte le travail, et je lirai avec intérêt l’article sur la critique d’antisémitisme à gauche. J’ai également appris qu’Olivier Manonni prévoyait une suite à son Traduire Hitler intitulé Coulée brune, comment le fascisme a inondé notre langue et dont le titre seul suffira à piquer mon intérêt. Enfin la youtubeuse Abigail Thorn a publié un long essai vidéo sur la peur du “djendeur” qui travaille la droite et qui vaut la peine d’être regardé.

D’autres raisons d’avoir peur