J’aimerais écrire sur autre chose, mais peut-être que le temps est vraiment circulaire, en fin de compte. Les deux mois d’été que nous venons de passer donnent certainement l’impression d’une répétition fatiguée des étés précédents, notamment le grand « débat » de l’été 2022 sur la campagne d’information interne du Planning Familial sur l’acceptation des personnes trans dans ses activités. A peu près les mêmes acteurs, à peu près tous reliés à une alliance intrigante entre catholiques militants et branche conservatrice de la psychanalyse ont continué le même ballet de scandalisation permanente sur les enjeux de genre et de sexe, en France mais à travers le monde en général.
Boxeuses trop masculines…
Les Olympiades ont sans surprise été un moment particulier de reprise du cycle de scandalisation sur le sujet, particulièrement à travers la campagne injurieuse de harcèlement qu’ont subie les boxeuses Lin Yu-Tin et surtout Imane Khélif, qui a fini par emporter la médaille d’or de sa discipline. Dans un emballement moral et médiatique et à travers la radicalisation en ligne, ces deux sportives ont été livrées à la vindicte et à l’examen publics sans la moindre once de respect pour leur dignité, leur vie privée, ou le prétendu respect des valeurs sportives, sur une décision qui, quand on y regarde de plus près, s’appuie presque exclusivement sur un enjeu de délit de sale gueule. Il faudra prendre le temps de revenir en détail sur cette affaire qui a rongé les jeux et durant lequel le cycle de construction du scandale et de la passivité totale face à son débunking quasiment en temps réel a pu être observé pour ainsi dire au microscope.
L’histoire de la crainte de l’investissement d’hommes cachés dans le sport féminin court presque en parallèle de l’histoire des Jeux modernes eux-mêmes : les analystes n’ont pas manqué de rappeler toutes les étapes, des contrôles génitaux aux tests chromosomiques, auxquels ont dû se plier génération après génération d’athlètes accusées d’être des “tricheurs” cherchant à se réinventer dans une carrière en envahissant de façon insidieuse les sports féminins. Avant cela encore, d’après la journaliste scientifique Rose Eveleth,[i] c’est l’idée même que des femmes soient sportives qui jette un doute : elle prend l’exemple de textes écrits au sujet de l’athlète japonaise Hitomi Kinue, jetant avec humour un doute sur son identité de femme. A partir des jeux de 1936, des pratiques de tests se développent sur les athlètes suspectées de « tricher » de la sorte. De 1936 à 1968 ces tests sont génitaux, et de 1968 à 1999, chromosomiques, souvent, d’après Eveleth, malgré les récriminations des médecins qui mettent en cause à travers ces tests une mauvaise compréhension de la sexuation chez les humains. Actuellement, les politiques de test sont basées sur d’autres facteurs, notamment les niveaux hormonaux, et laissées à la discrétion des fédérations. Dans les faits cela signifie qu’un certain nombre d’athlètes femmes sont contraintes de suivre des traitements hormonaux pour pouvoir continuer à participer. Dans les catégories masculines, de tels tests n’existent pas, tout comme n’existe pas l’idée d’une injustice intrinsèque découlant d’un « avantage biologique ».
Ces sujets, pour passionnants qu’ils soient, n’entrent en réalité pas particulièrement en ligne de compte dans le cas des Olympiades 2024 : il n’y a en fin de compte aucun test établi qui ait été fourni comme « preuve » même d’une intersexuation des athlètes accusées, mais la parole d’un homme, Umar Kremlev, président de l’International Boxing Association, qui n’a pas jugé nécessaire de produire les preuves de ses accusations. Mais il faut également prendre en compte le fait que la polémique a eu lieu bien avant le « fin de compte » en question, la certitude de l’illégitimité des deux sportives étant posée comme un acquis par tout un ensemble d’acteurs malveillants, sur la base de photos de ces mêmes athlètes (un sort auquel ont aussi été soumises d’autres sportives comme la nageuse Katie Ledecki), ou d’éléments encore plus incongrus (par exemple une « preuve » retenue par certains internautes contre Khelif est le fait qu’elle ait été portée sur les épaules par son entraîneur, ou qu’elle ait une certaine façon d’agiter le doigt). Il faut bien rendre compte du fait que c’est à autre chose qu’un débat scientifique ou biologique qu’on a eu affaire.
Le sujet de l’identification du sexe dans le sport féminin a toujours divisé, et particulièrement durant les Olympiades, mais il prend un sens nouveau dans le cadre de jeux se tenant au milieu d’une panique morale durable sur les enjeux de sexe et de genre, qui comme la philosophe Abigail Thorn le discute brillamment dans un de ses essais vidéo, prend aussi place à travers une reprise par la thématique de l’identité nationale.[ii]
… et travelottes télévisées
C’est précisément ce sujet qui a agité le débat, avant ladite « affaire » de la boxe, à travers la scandalisation, là encore par les mêmes acteurs, de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques par Thomas Jolly. Si l’esprit olympique prône en principe une certaine forme de dépassement des nationalismes, le fait est que ces cérémonies sont aussi l’occasion pour les pays et villes organisatrices de mettre en scène un discours que les organisateurs veulent voir hégémonique de leur patrimoine et de leur « identité » : la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Londres en 2012 était un bon modèle du genre, célébrant pêle-mêle la monarchie, James Bond, le NHS, la résistance face aux bombes nazies, Mr Bean, l’île verte de William Blake et la fumée de la Révolution Industrielle.
La cérémonie de Jolly n’est pas moins un patchwork de contradictions, et il faudrait certainement une étude complète pour reconstruire non seulement la fabrique culturelle et symbolique, mais aussi matérielle d’un tel événement. On oublie peut-être un peu rapidement le fait que les grands événements internationaux comme les Jeux Olympiques ne sont pas qu’une « fête populaire » (voire ne sont pas du tout une fête populaire, eu égard à l’important travail de purge des poches de misère des villes dans lesquelles les événements se tiennent) mais aussi de valorisation de divers investissements, particulièrement fonciers, mais aussi en termes de recherche, de développement, d’industrie, et que les considérations entrant en jeu dans leur organisation, loin d’être strictement symboliques et esthétiques, incluent également la sécurité, la technique, l’innovation, etc. Ces événements rebattent les cartes d’un ensemble de jeux politiques ou touchant à la gouvernance des villes, de politiques de peuplement, etc.[iii] Il faudrait, pour comprendre la cérémonie, aussi prendre en compte l’échelle individuelle de chaque artiste, la production médiatique de l’événement, le moment social et politique particulier dans lequel elle se déroule… Rien ne dit ce dont on se souviendra, ou comment cela sera compris.
Ce qui a été reçu, en l’occurrence, ne tenait à l’écran que brièvement, mais a conduit à une réécriture après coup et presque dans son intégralité de la cérémonie : une scène, centrée sur la DJ Barbara Butch entourée de divers personnages dont, le plus notamment, Philippe Katerine nu et teint en bleu. L’ambiguïté volontaire sur le plan du sexe mise en avant par divers personnages, la portée provocatrice de plusieurs performances (le thème de la séquence étant, rappelons-le, les festivités) a servi de fondement à une campagne internationale expliquant que l’on avait eu affaire à une séquence d’injures publiques envers la France, le sport, l’Occident, la civilisation et l’humanité. Ou plus modestement, pour citer le député FN Sébastien Chenu, qui a perdu une occasion de se taire, beaucoup se sont émus de voir des « travelotteries » à la télévision.
Evidemment, les événements de cette nature sont politisés. C’était le cas en 2023 de la Coupe du Monde de rugby, dont la cérémonie d’ouverture avait voulu sentir bon la naphtaline et le pain frais, mettant en scène avec un certain sens de l’autodérision les très hétérosexuels amours de Jean Miche (Jean Dujardin) et de la très talentueuse Alice Renavand. La scène n’a pas moins valu moqueries et roulements parfois très marqués d’yeux de la part de tout un monde qui aurait aimé voir une vision moins datée ou moins réactionnaire (rayer la mention inutile) de la France mise à l’honneur. Dans ce cas comme dans celui de Jolly, il faut gager que l’intention de l’auteur n’est pas celle perçue par les critiques.
Il n’y a donc rien de scandaleux à envisager que des gens politisent et décrient ce qui est un événement politique et que l’on peut bien après tout décrier : au contraire ce serait qu’un discours se prétende hégémonique sans être remis en cause qui serait inquiétant. Dans ces grandes peurs, il est frappant de mon point de vue de constater qu’il n’y a pas, de fait, de femme trans concernée : si Imane Khelif a été brièvement accusée d’en être une, c’est surtout une hypothétique condition intersexe qui a été agitée. De même, la « travelotterie » de la cérémonie d’ouverture ne comptait aucune femme trans, sinon les femmes trans imaginaires qui font tout aussi bien le travail que les vraies en matière de dégoût droitier. Ce qui est révélateur, plus que le scandale, c’est ce spectre, ce sont les valeurs et les idées au nom desquelles le scandale arrive, et dans ce cas comme dans celui de la boxeuse algérienne, il est difficile de ne pas voir une crainte persistante de la « confusion des sexes » et de la « dégénérescence morale » en « Occident ».
Le spectre de la masculinité en crise
Depuis un certain temps, les conservateurs en Europe et aux Etats-Unis secouent ainsi le vieux spectre de la « crise de la masculinité » tant en tant qu’épouvantail culturel qu’en tant que base programmatique.
On a ainsi vu les équipes préparant la campagne présidentielle états-unienne à droite se tourner vers le « Projet 2025 », un « programme » qui combine un projet de reconstruction réactionnaire de la société, notamment via une réduction drastique des droits des femmes et des minorités sexuelles, des personnes étrangères, et des autres victimes expiatoires de la droite états-unienne, à des politiques d’austérité économique et de cadeaux aux plus riches.[iv] Ce n’est pas non plus sans raison que la figure mise en avant sur le ticket présidentiel de Donald Trump pour servir de vice-candidat à ce dernier est JD Vance, enfant chéri entre autres de Peter Thiel et d’autres extrémistes de droite.[v] Vance n’a depuis lors eu de cesse d’ancrer son discours sur la dénonciation notamment des femmes, reprenant de vieux clichés misogynes, par exemple en accusant ses opposantes d’être des « folles à chats sans enfants ».[vi]
Un habitué de l’agitation de cette « menace » d’une dévirilisation, Vladimir Poutine, a d’ailleurs profité du parfum de scandale pour tenter de présenter la Russie comme prête à accueillir les « réfugiés du wokisme », notamment ceux qui n’accepteraient pas les « excès » des prétendus lobbies féministes, homosexuels et trans, ainsi que des autres « valeurs libérales » (comprendre : au sens social, pas économique) qui se seraient imposées en Europe. Ce n’est qu’un coup de communication, certes, mais qui vient s’insérer dans une plus longue séquence durant laquelle le chef de l’Etat russe se présente comme une alternative pour la soi-disant « majorité silencieuse » européenne qui, d’après lui, souhaite rompre avec les « valeurs » en question. Ces dirigeants se font donc une fois de plus les porte-paroles d’un backlash international qui, tout en prétendant « défendre » les hommes, attaque de facto les femmes.
En France, la même thématique revient également ponctuellement et est sans surprise l’une des sources d’anxiété des conservateurs aussi : alors qu’à un été de crise politique semble succéder un automne guère plus stable, il n’est pas surprenant de voir la droite dure reprendre son fétichisme de « la division des sexes en danger » pour scandaliser l’opinion. Comme l’idée d’une « immigration hors de contrôle », celle-ci fait partie des bases de son idéologie et de ses recettes les plus classiques. Il semble ainsi qu’à mon grand désarroi, nous soyons condamnés à continuer de parler encore longtemps de la peur de la « confusion des sexes », au détriment de sujets plus concrets, et plus urgents.
Pour en savoir plus
Le but de ce billet était de remettre la mailing list en jambe davantage que de proposer une analyse très poussée. Mon lectorat m’excusera donc de ne pas proposer d’approfondissement cette fois-ci (et même si vous ne me pardonnez pas, de toute façon, c’est ma newsletter, je fais bien ce que je veux).
D’autres raisons d’avoir peur
Alors que je finis de rédiger ce petit texte, j’en apprends de bien inquiétantes sur l’avenir de l’humanité, que je me dois de partager avec vous.
Comment ne pas d’abord partager la peur d’Elon Musk, pas remis de ses dernières déconvenues financières (son investissement dans Twitter a encore perdu en valeur) et juridiques (son réseau social est désormais bloqué au Brésil suite à son irrespect des juridictions nationales), qui partage ses inquiétudes envers la démocratie : d’après un message que le milliardaire a choisi de partager en ligne, ce régime serait inefficace car “les femmes et les hommes à basse testostérone” peinent à percevoir la notion de vérité. Un “fait scientifique” que la source du grand intellectuel (le forum 4chan) qualifie d’”effet Reich”. Tout un programme.
Le wokisme progresse considérablement en France : d’après un compte Twitter qui reprend lui-même une vidéo anonyme dans lequel une femme dit avoir entendu l’histoire d’une amie dont la soeur connaît bien les protagonistes (à moins que ce ne soit sa grand-tante qui ait prêté un vélo à la personne à qui c’est arrivé), les écoles françaises sont désormais obligées de prévoir des bacs à litière pour les jeunes se prenant pour des loups. De quoi trembler dans les chaumières de deux cochons sur trois.
Pour les enfants n’ayant pas encore décidé de leur meute, un autre pan de propagande se prépare : Le Figaro a ainsi enquêté sur le sujet des livres pour enfants parlant de questions LGBT. On y apprend l’existence du Petit Livre Rouge moderne, un texte appelé Je m’appelle Julie publié par nul autre que Laurier The Fox, l’artiste ayant produit les fameuses affiches du Planning Familial. Dans ce manifeste wokiste, l’auteur dépeint une petite enfant trans à laquelle “poussent des cornes roses” pendant qu’elle se déguise. Un sujet inquiétant, mais qui a valu une remontrance amusée de la part de l’auteur sur sa page Instagram : ce ne sont pas des cornes, ce sont ses oreilles. L’enquête continue.
Quelques infos pour la suite
Cette newsletter continuera d’évoluer au fil du temps, et intégrera probablement à l’avenir des textes tenant moins de l’analyse et plus du témoignage. Vous voilà avertis.
[i] https://www.scientificamerican.com/podcast/episode/sex-testing-in-the-olympics-and-other-elite-sports-is-based-on-flawed/
[ii] https://www.youtube.com/watch?v=FkuW7uKG6l8
[iii] https://geoconfluences.ens-lyon.fr/actualites/eclairage/les-jeux-olympiques-de-paris-2024-et-leurs-effets-territoriaux
[iv] https://www.francetvinfo.fr/monde/usa/presidentielle/donald-trump/presidentielle-aux-etats-unis-autoritarisme-ultraconservatisme-qu-est-ce-que-le-projet-2025-qui-prepare-le-retour-de-donald-trump-a-la-tete-du-pays_6659904.html
[v] https://www.ft.com/content/408fb864-5831-4b1d-beef-fd1966b3beed
[vi] https://www.courrierinternational.com/article/folles-a-chats-sans-enfants-l-expression-de-j-d-vance-qui-en-dit-long-sur-son-ideologie_220719